Traité de Versailles : bilan d’une négociation

Jean-Claude ALLAIN
samedi 4 novembre 2006.
 
Les contemporains ont eu le sentiment que la négociation du traité de paix avec l’Allemagne était interminable et difficile. Difficile, elle le fut assurément, comme toute négociation de cette ampleur mais sa conclusion fut-elle si longue à venir ?

Deux mois seulement se sont écoulés entre la signature de l’armistice et l’ouverture de la conférence de la paix, sans l’étape traditionnelle des préliminaires de paix.

La conférence elle-même a duré un peu moins de cinq mois et demi entre le 18 janvier et le 28 juin 1919, date de la signature solennelle du traité.

Peut-on vraiment considérer cette durée comme excessive ?

La négociation du traité de Francfort avait duré environ quatre mois en 1871, or elle n’était que bilatérale ; la conférence de Paris en 1947 clôt vingt et un mois de discussions qui n’ont pu résoudre le problème du traité avec l’Allemagne, dans un cadre multilatéral comme l’était celui de Versailles.

On comprend toutefois l’impatience des Français, victorieux et enclins aux solutions rapides, voire expéditives, dans leur attente d’un règlement dont l’élaboration ne fut rien moins que médiatique : ce fut là sans doute une des qualités de cette négociation d’avoir été menée en dehors du spectacle et de la presse. Même bien informé ou présumé officieux, un quotidien ne pouvait, rédigée à l’imparfait, publier la teneur d’interventions qui se feraient pendant ou après sa propre impression. Alors, en sens inverse, on peut se demander si cette négociation ne fut pas trop hâtive et génératrice d’une, pour reprendre le titre interrogatif de l’étude de Michel Launay [1]. Quoi qu’on en pense, elle avait pour principal caractère une infinie complexité, tant en raison du nombre des vainqueurs que de l’ampleur de leurs ambitions.

Trente-deux délégations seront invitées à signer le traité, qui représentent vingt-sept entités internationales, car les quatre dominions et l’Inde relèvent en ce domaine de la souveraineté britannique.

La planète s’y retrouve inégalement présente dans ses parties géographiques, en fonction de l’engagement des Etats et de l’importance des empires coloniaux.

L’Afrique et l’Asie, largement comprises dans ces derniers, n’apparaissent qu’avec le Libéria, le Hedjaz et le Siam mais onze Etats latino-américains sont appelés à signer aux côtés de dix européens, qui comprennent trois Etats nouveaux, la Pologne, la Tchécoslovaquie et le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes (Yougoslavie).

La très grande majorité de ces partenaires, outre leur souvent modeste ou tardive participation au conflit, sont des petites puissances et, dès l’ouverture des débats, s’introduit inévitablement une hiérarchisation traditionnelle suivant le rang de puissance.

L’initiative et la conduite de la négociation reviennent aux cinq grandes puissances, États-Unis, Royaume-Uni, France, Italie, Japon, dont les chefs de gouvernements et les ministres des Affaires étrangères constituent le Conseil des Dix qui tiendra soixante-douze séances.

Au retour du président américain, qui s’était absenté du 15 février au 14 mars, est institué le directoire des quatre leaders occidentaux ; leur Conseil des Quatre siégera cent quarante-cinq fois jusqu’à la signature du traité. L’interprète français, Paul Mantoux, a publié les procès-verbaux de leurs séances [2]. Cette organisation simplifiait la procédure d’élaboration, sinon même de décision, sans pour autant réduire l’ampleur de l’enjeu.

Cette organisation était considérable et peut-être démesurée. André Tardieu, qui était membre de la délégation française, ne s’en cache pas. placements de frontières limités à des fragments de carte européenne, indemnités de quelques millions... Il y avait un cadre classique de traité de paix, qu’on remplissait en s’inspirant de traditions plus ou moins confirmées. C’est la carte du monde qui, cette fois, était à refaire, et dans quelles conditions ! [3]

Cette organisation était nécessaire, en effet, parce que l’Allemagne était une puissance mondiale, engagée diplomatiquement et économiquement en Afrique, en Asie orientale, dans le Pacifique et donc bien au-delà de l’espace euroméditerranéen habituel où avait débuté la guerre.

C’est sa place internationale dans le monde qui était en question et non le rétablissement de quelque statu quo ante, assorti de quelques sanctions territoriales et financières, comme cela avait été le cas pour la France en 1871. Mais le dessein était aussi de tracer "un cadre international générateur de paix durable", suivant les voeux du président américain Wilson et, à cette occasion, de punir le trouble-paix, l’Allemagne, d’une façon exemplaire et décisive.

Tous les négociateurs vainqueurs sont convaincus de la responsabilité allemande dans le déclenchement de la guerre et ce postulat produit l’article 231 qui la proclame vérité de droit, sans doute pour justifier les indemnités de guerre, comme l’a expliqué Pierre Renouvin en 1931 quand la question de leur suspension définitive se posa [4], mais aussi comme une vérité historique, dont l’extravagance perturba autant les historiens que les politiques pendant un demi-siècle.

L’avenir dépendait ainsi de la remise en cause du passé et de son redressement dans un esprit justicier d’autant plus aisé que l’occasion était offerte de prendre sa revanche d’échecs ou même de compromis décevants, imposés par les rapports de force du passé. Anglais et surtout Français en profitèrent pour liquider de vieux comptes jusque dans le détail dont témoigne l’article 246 sur les, parmi lesquelles figurent le Coran d’Osman, cadeau du sultan à l’empereur Guillaume II et revendiqué par l’émir du Hedjaz, ainsi que le fameux crâne du sultan Ma Kaoua, de l’Est Africain allemand, à la Grande-Bretagne. L’article 214 entend réparer les dommages subis par les Français au Cameroun allemand avant la guerre et indemniser les sociétés françaises touchées par la cession territoriale de 1911 et dont la vertu était fort douteuse.

L’histoire contemporaine et la géographie sont sollicitées pour traiter le sort de l’Allemagne mais elles le sont aussi pour l’examen des situations nationales qui sont soumises aux décisions du Conseil des Quatre dans leur travail de remodelage de la carte politique. La Conférence éveille bien des espérances qu’elle ne voudra, ni ne pourra même accepter d’écouter, quand elles émanent de nations extra-européennes, sous tutelle de l’un des Grands : ainsi celles des Egyptiens, des Algériens, des Coréens.

Nonobstant cette réserve, les Quatre s’efforcent de juger sur pièces les questions litigieuses et de leur trouver une réponse équitable en harmonie avec leurs principes et aussi leurs intérêts. On doit porter au crédit de la conférence d’avoir déployé un incontestable effort, nouveau en pareille circonstance, de documentation : 52 commissions techniques ont totalisé 1 646 séances de travail d’experts, 26 missions d’enquête ont été envoyées sur le terrain, etc. La qualité de l’information et parfois son objectivité peuvent être suspectées mais le fait même de sa recherche, dans une intention loyale, constitue une réelle innovation.

Conscients de la complexité du débat, les négociateurs ont tenté de la surmonter par un traitement réaliste, sinon vraiment scientifique, des problèmes nés ou révélés par la guerre, imputés globalement à la responsabilité allemande et dont la solution, ici corrective, là préventive, devait assurer pour l’avenir un nouvel ordre international garant de paix. Son établissement au croisement des grands principes et des contraintes d’intérêts fut alors une autre source de difficultés.

On se plaît fréquemment à invoquer les personnalités contrastées des Quatre pour expliquer les insuffisances que le traité de Versailles a rapidement révélées : Wilson, idéaliste et abordant les sujets en universitaire critiquant une thèse, Clemenceau, procédant par affirmations rugueuses ou ironiques, Lloyd Georges, jouant le franc-tireur, Orlando, tentant d’imposer ses idées de grandeur par la chicane ou par un boycott présumé spectaculaire et décisif. Il est certain que le tempérament exerce une influence sur le cours d’une négociation et sur les modalités de son issue mais il faut se garder de la surestimer, car le meilleur négociateur rencontre toujours la limite de son pouvoir dans la perception de la puissance que donne son pays à ses partenaires. Orlando, ci-dessus évoqué, en est l’illustration : son absence délibérée du 20 avril au 7 mai n’émeut nullement ses interlocuteurs, tandis que la menace de Wilson, le 7 avril, de quitter la conférence, avait, elle, eu l’effet inverse. Le 2 mai, le Conseil cherche une expression qui, dans la rédaction du traité, permette de comprendre l’Italie parmi les leaders de la victoire, sans lui conférer le rang de grande puissance dont elle rêve : à cela on substituera la formule, proposée par les Américains.

Le compromis s’impose pour tracer les limites respectives de chacun, dès lors que tous considèrent indispensable la présence des acteurs de la victoire ; il n’en reste pas moins qu’ils pèsent inégalement dans le débat, sous ou derrière cette désignation neutre et égalitaire : Wilson, c’est-à-dire la puissance américaine exprimée par son président, occupe une place majeure, non par effet de sa maestria mais parce qu’il représente une force internationale dont l’avis est décisif.

Tous, en tout cas, sont d’accord pour briser la puissance allemande dans le monde et particulièrement en Europe, ce qui entraîne, on l’a dit, à réévaluer ses acquis extérieurs et prend nécessairement l’allure d’un règlement de comptes entre puissances impérialistes.

Cet objectif qui, par son caractère systématique, innove aussi dans les rapports entre grandes puissances, trace les deux axes principaux du traité de Versailles.

Le premier tend à déposséder l’Allemagne et les Allemands, l’Etat et ses nationaux, de toutes leurs positions territoriales, économiques, juridiques hors d’Europe par confiscation, expropriation ou liquidation au profit des vainqueurs. L’article 118 du traité, qui formule ce principe, est ici fondamental mais beaucoup moins spectaculaire, parce qu’il est affaire de droit et de finance, que l’article 22 sur la confiscation des colonies que l’opinion et les manuels d’histoire ont retenue comme un tout spécifique, alors qu’elle n’est que l’application la plus visible d’un principe.

Le second enlève à l’Allemagne les instruments de puissance internationale et lui interdit de les reconstituer : la marine de guerre, le réseau de communication par câbles sous-marins, notamment, deux domaines auxquels sont particulièrement sensibles les Anglo-Saxons et les Japonais. Français et Italiens, eux, se préoccupent, par une pesanteur historique compréhensible, d’abord de la position allemande en Europe continentale et, les Français surtout, tiennent à une réduction drastique de la capacité militaire terrestre de l’Allemagne. Ce souci de la sécurité sur la frontière de l’Est a, ensuite, focalisé sur cet aspect militaire du traité de Versailles toute l’attention et donc toute la mémoire des Français. Or, cette question n’était pas de celles qui trouvaient une solution immédiate et unanime.

Le danger allemand était né de l’unification qui créait un Etat géographiquement compact et nationalement homogène. Pouvait-on le diviser, quand on prétendait former des Etats nationaux avec les peuples de l’empire austro-hongrois, dont on se débarrassait à cette occasion, comme on le ferait pour l’empire ottoman ?

Pis encore, l’application stricte de ce principe national conduisait à un accroissement de la puissance territoriale du vaincu, si on lui rattachait les Allemands d’Autriche et ceux de Bohême.

Il fallut donc composer avec le principe, c’est-à-dire l’appliquer contradictoirement : rectification frontalière ici (Belgique, Danemark, Pologne) avec recours, le cas échéant, au référendum d’autodétermination (Silésie), interdiction de (Anschluss) de l’Autriche au Reich, nonobstant le voeu des élus. Quant au référendum, jugé incongru pour le sort de l’Alsace et de la Lorraine dans la souveraineté française, on ne voit pas qu’on y ait eu recours pour constituer les Etats multinationaux de Tchécoslovaquie ou de , pour ne rien dire des Hongrois qui seront incorporés dans les nouvelles frontières roumaines.

Le règlement de la sécurité sur le Rhin s’inscrit dans cette perspective. Détacher la rive gauche et en faire un Etat indépendant du Reich eût certes satisfait un souci stratégique, exprimé par Foch dès 1918 et réitéré en janvier 1919, mais revenait à faire éclater la souveraineté allemande, ce que Wilson refusait au nom du principe national. Pour concilier ces contraires, sera inventée la pyramide des garanties : démilitarisation de la rive gauche du Rhin (articles 42-44), occupation temporaire de têtes de pont, éventuellement prorogeable (articles 428-431), traités annexes de garantie d’alliance des États-Unis et du Royaume-Uni. Un compromis fort instable dès sa conception mais qui avait l’avantage de régler la question dans le traité, à la différence de celle des Réparations : on en fondait le droit, par ailleurs on ne peut plus traditionnel, sans parvenir à l’essentiel qui était d’en fixer le montant à un niveau réaliste ; la solution est renvoyée à une date ultérieure, donc hors traité (ce sera l’objet de la conférence de Spa en 1920).

Le bilan qu’on peut succinctement dresser du traité de Versailles au moment de sa signature ne peut qu’être nuancé et moins lapidaire que les jugements sans appel de tels des contemporains qui l’ont aussitôt vertement stigmatisé (, une paix et réciproquement, , etc). Ce document bilingue - le texte français et anglais faisant également foi -, de 440 articles présente bien des faiblesses, c’est certain : la plus importante, en dépit de la multitude de dispositions directes et annexes de nature économique et financière, étant son absence de vision constructive dans ce domaine pourtant consubstantiel de la restructuration politique de l’Europe du Centre et du Sud. Ce fut aussi une erreur, sinon même une faute..., que de rompre avec l’usage d’inviter à la négociation du règlement de sa défaite les délégués de l’Etat vaincu ; l’Allemagne n’a pas été appelée à discuter même les termes du traité, qui à cet égard est bien un Diktat comme elle l’a dit par la suite pour légitimer son refus de l’appliquer. Ce choix des Alliés était la suite logique de leur volonté de briser une grande puissance : on la traitait d’emblée comme un Etat mineur et nécessairement docile. Or, les contradictions des principes et des intérêts empêchaient d’atteindre pleinement cet objectif : le potentiel de puissance, tant nationale qu’internationale, subsistait et le traité ne faisait de l’Allemagne qu’une (Georges-H. Soutou), et pour combien de temps ? Sans doute, pouvait-on alors se fier à l’environnement international pour contenir sa résurrection et son désir de revanche.

Car, paradoxalement pour un spectateur d’aujourd’hui, la création par le traité de Versailles de la Société des Nations représentait un grand pas, constituait une réelle innovation dans l’organisation des rapports internationaux en vue de préserver la paix future. C’est encore un legs de la puissance américaine à travers les convictions de Wilson et de son pouvoir à les faire passer dans les faits. Le pacte de la Société des Nations forme la première partie du traité et de ceux qui, sur son modèle, ont été signés avec les alliés de l’Allemagne. Wilson a tenu à ce qu’il fût le premier point débattu par la Conférence, puisqu’il devait être la clef de voûte du nouvel ordre international : il fondait la communauté démocratique et pacifique des Etats au sein d’une assemblée permanente, et non plus circonstancielle comme les congrès d’antan, et lui donnait une juridiction, permanente elle aussi, de justice internationale. Nous savons que la Société des Nations fut bien incapable de maintenir la paix et plus encore de la rétablir mais, le 28 juin 1919, au regard du passé qui n’en avait pas connu de semblable, l’espérance pouvait être présente et l’expérience, mériter d’être tentée.

On pourra se reporter au livre de Pierre Renouvin, Le traité de Versailles, Flammarion, , 1969 et aux souvenirs de quelques négociateurs : outre l’ouvrage de Tardieu, cité dans le texte, G. Clemenceau, Grandeurs et misères d’une victoire (chap. IX-XIV), 1930, R. Lansing, The Peace Negociations. A personal narrative, 1921, D. Lloyd Georges, The Truth about the Peace Treaties, 1938, L. Aldrovandi-Marescotti, Guerre diplomatique, trad. Payot, 1939.

A paraître en 1991, aux éditions Flammarion, le premier volume de la nouvelle collection Histoires du XXe siècle : La Première Guerre mondiale, dans lequel nous avons rédigé le chapitre sur.

[1] Versailles, une paix bâclée ?, éditions Complexe, 1981

[2] Les délibérations du Conseil des Quatre, éditions du CNRS, 1955

[3] La paix, 1921, p. 85

[4] Revue d’histoire de la guerre mondiale, janvier 1932



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